Pour ceux et celles d’entre vous qui se demandent quelle est l’inspiration derrière le nom de ce blogue, je vous dois des explications - un camarade (qui l’ignorait) m’a fait remarquer hier soir que ce nom lui paraissait fort agressif!
Il s’agit d’un tronçon d’une citation du légendaire journaliste français Albert Londres, que je vous reproduis ici :
Notre métier n'est pas de faire plaisir, non plus que de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie.
Une citation qui résume ma propre vision de l’esprit qui devrait guider la profession.
Car notre époque exige la renaissance et la consolidation d’un véritable journalisme de combat!
Je reproduis justement ici la conclusion de mon essai “Une juste colère : Gil Courtemanche, un journaliste indigné” paru en 2016 aux Éditions Somme Toute, où j’en fis un véritable plaidoyer :
“Au moment où j’écris ces lignes, il y a déjà un peu plus de quatre ans que Gil Courtemanche s’est éteint. Sa vie, son œuvre et sa carrière sont son testament. Sa liberté de penser et son pouvoir de s’indigner sont l’héritage de tous ceux et celles qui veulent embrasser la carrière journalistique de manière indépendante. Peut-être serait-il temps de repenser la profession journalistique et de se demander à quel point son legs peut nous inspirer.
Une vision qui s’est par la suite matérialisée notamment dans son refus de voir son dernier-né littéraire, Je ne veux pas mourir seul, remporter peut-être un prix décerné par l’empire médiatique Québecor. Au même moment, malgré la fragilité qui l’affligeait en raison de la maladie qui l’avait déjà condamné à mort, il montait sur la scène du Métropolis en janvier 2011 pour soutenir les employés lockoutés du Journal de Montréal, qui s’étaient à l’époque regroupés dans un magnifique journal en ligne, un média maquisard qui s’intitulait Rue Frontenac. Son slogan, « Par la bouche de nos crayons », incarnait parfaitement l’esprit de ce petit résistant journalistique autogéré et indépendant dont le contenu reflétait bien les aspirations et la philosophie défendue par les Albert Londres, Albert Camus… et Gil Courtemanche.
C’est ainsi qu’en août 2011 nous quittait l’un des derniers pamphlétaires du paysage journalistique québécois. Celui qui, durant des décennies, a par tous les moyens – presse, livre, il a même écrit une chanson ! – cherché à convaincre une population repue et rompue aux programmes de divertissement et aux sujets superficiels que l’Afrique et ses misères n’étaient pas un mythe créé par des organismes humanitaires en manque de cause et que les populations qui y vivent méritent autant de dignité que nous.
Celui qui n’a jamais au grand jamais renoncé à ses principes, même s’il ne pouvait réellement se le permettre. Ainsi nous quittait un journaliste indépendant. Un vrai.
En avril 2012, j’assiste à un colloque tenu dans l’auditorium de l’Université Concordia. Dans la salle, assistent à la discussion des journalistes, des universitaires, des étudiants, le tout sur fond de grève estudiantine. Tous préoccupés par l’avenir du journalisme face à cette « crise », ce péril en la demeure journalistique. Cette difficulté pour les médias de se financer face à la dispersion des contenus, à la poussée du 2.0 et à l’avènement d’un journalisme citoyen, engagé, certes, mais souvent peu rigoureux et au service d’une cause propre à celui ou celle qui en alimente le contenu. La perte de confiance d’une partie de la population envers les médias traditionnels, désormais parties intégrantes de grands empires financiers. Ce que certains prophètes de malheur décrivent comme l’inévitable disparition des médias indépendants.
Sur la scène, une table – qui tanguait clairement à bâbord – réunissant quatre panélistes. Tous ex-journalistes, ils avaient la particularité commune d’être tous passés par ce que le légendaire journaliste canadien Allan Fotheringham appelait la Holy Mother Corporation, la CBC/Radio-Canada. L’activiste et universitaire Judy Rebick était ironiquement assise à l’extrémité gauche de la table. Immédiatement à sa droite, mais tout de même à gauche, siégeait Dominique Payette, auteure du rapport éponyme sur l’avenir du journalisme, désormais une source de nutriments pour la filière 13 gouvernementale, qui défendait la pertinence d’un journalisme professionnel mais bureaucratisé. Kai Nagata, qui a violemment claqué la porte du métier en juillet 2011 et le plus jeune du panel, 25 ans, soit moins de la moitié de la moyenne d’âge du reste des panélistes, posait un regard très différent sur la profession qu’il a quittée un peu, beaucoup, à regret. Finalement, un dernier vétéran se trouvait à cette table, Tony Burman, ex-CBC et ex-Al Jazeera.
Les visions s’entrechoquent, dévoilant du même coup la dichotomie culturelle entre francophones et anglophones. Faisant un peu écho aux propos d’ouverture du professeur émérite Florian Sauvageau, qui regrette le temps du journalisme « pontifiant », Payette dénonce le virage people dans les médias et le flot incessant de « sweet stories », ces articles racontant le quotidien et à la morale un peu, parfois, hollywoodienne, tout en admettant ne jamais lire Le journal de Montréal, devenu selon elle un « journal de droite » mettant en scène une pléthore monolithique de chroniqueurs et de blogueurs jouant de la même flûte et jetant ombrage sur le contenu d’information.
J’avais décidé d’assister à cet événement avec un esprit ouvert, armé du bagage accumulé au cours de ma première année en tant que journaliste – il tient alors et toujours dans un bien petit baluchon – et de mes propres conceptions et de ma vision de ce que devrait être le journalisme. Ou plutôt, de ce à quoi il devrait redevenir.
Il fut décidé il y a déjà quelque temps que je serais un hérétique politique, une grenouille refusant de nager dans un des multiples bénitiers idéologiques. Peut-être est-ce par cynisme, peut-être est-ce par espoir d’autre chose. Chose certaine, la réponse à cette question se trouvera un peu plus loin sur la route. Baignant dans cet esprit et me rappelant les commandements journalistiques de Camus – refus, lucidité, obstination et ironie –, il m’apparut clair, au fil des discussions, que le journalisme se cherche. Les puristes qui défendent l’objectivité et le devoir de réserve journalistique. Les activistes, qui voient le journaliste comme agent de changement social devant se placer du côté des opprimés et des laissés pour compte. Les apologistes de Sun Network et de Fox News, qui eux aussi seraient, selon un professeur de l’Université Concordia présent, un véhicule de changement social, l’autre face d’une même médaille, l’autre solution à un même problème. La grogne étudiante servait donc de toile de fond où se peignait la division des points de vue sur le journalisme. On a abondamment discuté de sa couverture, au point où elle a fini par occuper l’avant-plan.
Et je me suis demandé, à la suite d’une courte conversation avec Kai Nagata : « Pourquoi pas un peu de tout ça ? »
« Les faits sont sacrés mais le commentaire est libre », a dit un jour Hubert Beuve-Méry, fondateur du journal Le Monde. Kai a même eu la sagesse de citer une phrase qui m’a ramené à ce qu’avait dit un de mes professeurs de journalisme, feu Ross Perigoe, pour décrire sa vision du journalisme. « Comfort the afflicted, afflict the comfortable », une citation de Findlay Peter Dunne, un muckraker du début du siècle. Une vision certes très justicière du journalisme. Mais la société n’en a-t-elle pas besoin ? Cependant, dans l’esprit de ce que disait Beuve-Méry, la démarche doit être rigoureuse et fondée sur des faits.
Un journalisme, donc, qui retrouve un peu ses racines pamphlétaires et dénonciatrices. Un journalisme qui, sans être « pontifiant », cherche à élever la conversation sociale. Un journalisme qui, en se fondant sur des faits et en recherchant la vérité, se veut critique envers les nantis et les influents. Un journalisme qui n’épargne cependant rien ni personne et qui assume, en jargon militaire, une position de défense tous azimuts. Un journalisme apolitique où syndicats et autres groupes d’intérêts jouissant d’un pouvoir sur la collectivité restent dans le collimateur.
Un journalisme professionnel qui intègre le journalisme citoyen à sa pratique en y triant le bon grain de l’ivraie et en faisant un indice d’indignation sociale, un peu comme on prend le pouls d’une personne malade.
Un journalisme auquel aspirer et sur lequel les citoyens, par leur confiance et leur participation, peuvent s’appuyer.
Ironiquement, la remise en question perpétuelle devrait rester la principale tâche d’un milieu qui s’obstine à ne pas la faire ou, du moins, qui la fait avec difficulté. Nous traversons une crise sans précédent qui carbure aux changements technologiques et au financement qui rétrécit comme peau de chagrin. Les grandes enquêtes se raréfient au profit du contenu viral. La priorité accordée à l’opinion pure et aux faits divers plutôt qu’à des enjeux qui touchent le présent et l’avenir de nos sociétés. La vedettisation des scribes d’opinion qui, trop souvent, écrivent sur des sujets qu’ils ne maîtrisent pas ou font semblant de ne pas maîtriser. Un journalisme dont le contenu est orienté par la demande, à l’image des doctrines économiques dominantes.
Devant cette crise, pourquoi donc, justement, ne pas retourner aux racines du métier ? Je cite en exergue la fameuse et fabuleuse citation d’Albert Londres, celle qui définit l’esprit du travail de ce grand journaliste d’enquête perpétuellement indigné et dont le nom est aujourd’hui associé au plus prestigieux prix journalistique de la Francophonie.
Un des reportages les plus illustres de Londres reste sa série Au bagne, recueil d’articles parus dans Le petit parisien du 8 août au 7 septembre 1923 et édités en 1924. Prototype des journalistes d’enquête d’aujourd’hui et inspiré par les muckrakers américains du début du XXe siècle, il y décrit les horribles conditions des prisonniers du bagne de Cayenne.
Il n’y a donc pas d’hôpital ? Si. Il en est un grand à Saint-Laurent-du-Maroni. Mais on ne devient pas gibier d’hôpital comme ça, au bagne ! Il ne suffit pas d’être condamné pour franchir l’heureuse porte de cet établissement de luxe. Il faut avoir un membre à se faire couper, ou, ce qui est aussi bon, pouvoir prouver que l’on mourra dans les huit jours.
Alors, et les médecins ?
Les médecins sont écœurés. Les témoins les plus violents contre l’administration pénitentiaire se trouvent parmi eux.
Le médecin voit l’homme. L’administration voit le condamné. Pris entre ces deux visions, le condamné voit la mort.
Mille bagnards meurent par an. Ces neuf cents mourront.
Une description autrement différente de ces reportages aussi insipides que récurrents dans les médias de masse « dénonçant » le confort des prisons québécoises en décrivant le menu de la cafétéria ou en succombant à d’évidents canulars montrant des prisonniers faisant la fête, cocktails et cigares à la main ! Bien sûr, les conditions de détention des prisons modernes ne ressemblent pas à celles du bagne de Cayenne, celui décrié dans les écrits de Londres. Ce qu’il faut retenir, c’est le procédé et l’angle d’approche du reportage. C’est cette tendance lourde chez plusieurs médias de masse à pervertir la notion d’intérêt public de l’information, ce qui mène souvent à renforcer les clichés et à alimenter les préjugés de l’auditoire. C’est tomber dans le piège de l’approche client en donnant au public ce qu’il veut plutôt que ce qu’il devrait recevoir comme information tout en considérant la démarche contraire comme élitiste, au diapason dudit public.
Bien sûr, il serait de mauvaise foi de condamner universellement et unilatéralement le travail des journalistes québécois – plusieurs excellents journalistes d’enquête dévoilent régulièrement des scandales dont certains mènent à des commissions d’enquête. Même si, contrairement à la fermeture forcée du bagne de Cayenne à la suite du travail collectif d’Albert Londres et des grands reporters Jacques Dhur et Alexis Danan, ces enquêtes ne débouchent sur rien sinon des rapports rapidement tablettés et de monstrueuses factures pour le Trésor public, elles demeurent la conséquence d’un travail de surveillance que se refusent de faire les instances gouvernementales. Cela dit, Courtemanche visait juste lorsqu’il parlait d’un refus de l’indignation dans la confrérie journalistique, sauf lorsque vient le temps de dénoncer des injustices en rapport au métier, et encore la critique reste timide. En France, lorsque les responsables des relations médias du gouvernement avaient décidé de confiner les journalistes dans un minuscule enclos éloigné des officiels et délimité par une corde de velours, ceux-ci ont unanimement déposé crayons et caméras, refusant de couvrir l’événement tant qu’ils n’obtiendraient pas l’accès illimité dont ils estimaient, avec raison, avoir plein droit. Le boycottage s’est avéré efficace et la coercitive mesure, adoptée pour « raisons de sécurité » (naturellement !), fut levée dès le lendemain. Ici, on accepte que les journalistes soient ainsi placés en enclos, ceux-ci se contentant de maugréer en direct sur les réseaux sociaux. On accepte qu’ils soient fouillés comme des criminels à l’entrée des points de presse sans trop broncher, histoire que le gouvernement puisse continuer d’exploiter sa paranoïa pour faire croire, sans le moindre filtre, que nous vivons sous une menace fantôme constante.
Mais surtout, nous, journalistes, avons collectivement perdu la capacité de nous indigner devant des injustices objectivement dénonçables au nom de ce public que nous servons. Nous nous contentons trop souvent d’indignations de façade ou encore nous nous bornons à dénoncer des situations qui, finalement, font le jeu des puissants que nous sommes censés surveiller. Nous refusons depuis trop longtemps de vulgariser nous-mêmes des enjeux complexes, laissant la parole à une foule de spécialistes parfois autodésignés et nous soumettant ainsi à ce que le journaliste Josh Freed a appelé, dans son documentaire éponyme, « la dictature des experts », trahissant ainsi une tradition incarnée par René Lévesque et sa mythique émission, Point de mire. Nous nous inclinons ainsi devant les titres et les diplômes de ces derniers et le supposé prestige des institutions auxquelles ils appartiennent, cédant à l’appel à l’autorité comme gage de crédibilité. Pour diagnostiquer les problèmes de la profession, nous nous concentrons sur le contenant plutôt que le contenu – papier ou plastique ? Nous cherchons à nous inspirer des modes de livraison qui rendent le contenu viral, mais deviennent une insulte à l’intelligence du public. Nous nous demandons si nous devrions adopter la méthode BuzzFeed, livrant son contenu à coups de listes, de top 10 et d’images animées. Nous devenons rapidement aveuglés par l’inarrêtable progrès technologique et y voyons une panacée pour soigner les plaies qui gangrènent notre profession.
Comme je l’écrivais plus haut, pas question de condamner universellement la pratique actuelle du journalisme. Il demeure toutefois navrant que le journalisme engagé, qui prend position en s’appuyant sur des faits, sans basculer dans l’opinion pure et inspirée de journalistes comme Gil Courtemanche, soit confiné à l’arrière-ban du paysage médiatique, regardé de haut par l’élite du milieu et vu de manière suspecte. Pourtant, il existe bel et bien un lectorat pour ces articles de fond, souvent écrits sous forme narrative et qui trouvent racine non seulement dans des exemples historiques, mais aussi dans des publications contemporaines comme Mediapart, Mother Jones et The Nation. Au Québec et au Canada anglais, plusieurs publications tentent de se démarquer et d’imposer un modèle journalistique différent – Ricochet demeure le meilleur exemple –, mais le manque de financement et de soutien du milieu rend la tâche très difficile.
Devant cette crise, pourquoi ne pas jouer le beau risque de donner au journalisme engagé une place de choix dans le paysage médiatique québécois ? Ni à gauche, ni à droite, mais qui, tout en rejetant la neutralité pure, véhicule tout de même des valeurs universellement défendables – la justice, la recherche de la vérité, la rigueur intellectuelle. Un journalisme qui tient en joue les puissants tout en défendant les intérêts du citoyen et qui utilise judicieusement le pouvoir de la liberté d’expression. Un journalisme qui se réapproprie son rôle intellectuel dans la cité sans complètement revenir à son caractère pontifiant des temps anciens.
Un journalisme dont Gil Courtemanche serait fier.”